dimanche 24 novembre 2013

Antoine, Henri, Jules et Paul

Sophie se souvient de ses quatre arrière-grands-pères. Tous ont combattu pendant la Première Guerre mondiale. L’un d’entre eux y a laissé sa vie. Son récit nous montre que la mémoire familiale peut traverser un siècle entier, non sans distorsions, non sans zones d’ombre, mais avec aussi de touchantes anecdotes.

Ils sont trois – trois, sur mes quatre arrière-grands-pères – à avoir été touchés dans leur chair : un mort au combat, un gazé et le troisième gravement mutilé. Quant au quatrième, je ne savais rien de son expérience de la guerre jusqu’à aujourd’hui, mais il a apparemment traversé indemne toute la tourmente. Il ne reste de ces hommes nés à la fin du XIXe siècle que des prénoms aujourd’hui revenus à la mode, Antoine, Henri, Jules, Paul, quelques objets – douilles d’obus gravées, une Légion d’honneur encadrée avec faste, une ou deux photographies – et des bribes de mémoire éparses. 


Fiche d'Antoine Entraygues sur le site Mémoire des hommes.


Antoine Entraygues, d’abord. Il était né le 17 septembre 1885, en Corrèze, nous apprend son certificat de décès récupéré sur le site du ministère de la Défense. Il a été « tué à l’ennemi » le 12 avril 1918 dans la Marne. Cet instituteur de 32 ans laissait derrière lui une jeune femme et un enfant de trois ans et demi, mon grand-père maternel. Seule à 31 ans, institutrice elle aussi, mon arrière-grand-mère Renée fait partie de la grande cohorte des veuves de guerre qui ont dû apprendre à survivre dans un monde déserté, un monde où les hommes de leur génération avaient été fauchés par centaines de milliers. Victimes collatérales de la grande saignée, vestales obligées. Je garde le souvenir d’une femme forte, autoritaire, dure même, endurcie j’imagine par cette épreuve : pas le choix, pas le temps de s’apitoyer sur son sort avec un jeune enfant à élever. Le travail des femmes, dans cette branche de la famille, est une évidence que cette épreuve a certainement ancrée. Femme pudique, elle ne parlait, paraît-il, jamais de son défunt mari. 

Mon grand-père, fils unique, n’a pratiquement pas connu son père ; il est devenu l’enfant-roi de cette mère, seul « homme » au foyer, objet de tout l’amour et de toutes les attentions, nourri de cette absence béante. C’est en creux, par l’onde de choc que sa mort a produite sur ses proches, que se devine Antoine. Son fils, trop choyé, trop adoré, s’est débarrassé en 1970, à la mort de sa mère, de toutes les lettres qu’Antoine avait envoyées à Renée depuis le front – tuant le père une seconde fois, dans un acte destructeur qui me semble d’une violence inouïe. Ces lettres que nous ne lirons jamais, je les imagine rédigées dans la belle anglaise d’un instituteur de la IIIe République. Mon arrière-grand-père Antoine a pour toujours 32 ans.

De Jules Gouyet, né en 1891, je m’aperçois que je ne savais pas grand-chose si ce n’est qu’il était coiffeur dans une petite ville du Cher, qu’il avait été gravement blessé par un éclat d’obus – il en avait, disait-on, conservé des morceaux dans l’organisme – et qu’il était mort quelques années après la guerre des séquelles de ses blessures. Jeanne, sa veuve, mon autre arrière-grand-mère que j’ai connue, n’en parlait qu’à mots comptés. Et dans ma tête d’enfant, cet éclat d’obus – expression qui s’entrechoquait étrangement – avait voyagé des années durant dans le corps du pauvre Jules avant de lui transpercer le cœur. Cela me paraissait une intolérable injustice d’être ainsi réchappé des combats, mais d’avoir succombé tout de même aux blessures infligées par la guerre. 

Voilà du moins ce que je croyais savoir jusqu’à ce que j’appelle ma mère, ce soir, pour en apprendre davantage sur son grand-père maternel. Et là, une grosse surprise m’attendait : ce que je viens d’écrire est un faux souvenir, fabriqué de toutes pièces avec je ne sais quels matériaux disparates de mon imagination enfantine. Jules est mort en 1949, à l’âge de 58 ans, de problèmes pulmonaires peut-être (sans doute) hérités d’une exposition aux gaz durant les combats, mais tout de même plus de trente ans après la guerre. Aucun morceau de métal n’a ravagé son corps, mais plutôt l’insidieux travail de sape des armes chimiques. Confusion de la mémoire, puzzle arrangé avec des pièces de provenances variées, d’autres récits télescopés, des lectures et des bouts de ficelle, roman conforté par le silence et l’oubli.

De la même conversation téléphonique, il est ressorti que mon troisième arrière-grand-père, Henri Guilhemjouan, né en 1881, a fait la guerre en Cyrénaïque. Je n’avais jamais entendu cette histoire, pratiquement jamais entendu parler de cet homme, qui a pourtant vécu jusqu’en 1948. En Cyrénaïque, vraiment ? Mais la guerre là-bas a opposé Italiens, Ottomans, Senoussistes et Britanniques, si je me souviens bien. Qu’allait donc faire un paysan landais dans cette colonie étrangère ? Quelques troupes françaises ont-elles été détachées pour servir d’appui aux alliés ? Il est peu probable, il me semble, que ce détail géographique précis – la Cyrénaïque – ait été inventé de toutes pièces. La rupture dans la transmission du souvenir est troublante, tant il paraît étrange que cette expérience africaine n’ait laissé aucune trace, n’ait soulevé aucune curiosité particulière ou suscité aucun récit exotique.

C’est Paul Dulucq dont la mémoire a été conservée et transmise avec plus de détails, d’abord et surtout parce qu’il était le grand-père adoré de mon père (né en 1936). La guerre de Paul (1883-1945) s’est terminée en 1916 : il a perdu la vue à Verdun, gravement touché par des éclats d’obus. Agriculteur dans les Landes – dans le même village qu’Henri Guilhemjouan, son voisin –, il s’est retrouvé « aveugle de guerre », incapable désormais de travailler la terre. 

J’imagine que son épouse, Emma, a dû prendre les choses en main et que si la ferme a continué à tourner, c’est qu’elle y a travaillé à corps perdu. Peut-être ont-ils pris quelques ouvriers agricoles (mais ils n’étaient pas riches) ou mis en fermage une partie de leur petite exploitation ? Durant un long séjour de convalescence au Val-de-Grâce, Paul a apparemment reçu une formation professionnelle pour subvenir aux besoins de sa famille ; il a commencé à fabriquer après guerre des brosses en tous genres (en soies de sanglier, en chiendent…) qu’il vendait à divers commerçants de la ville voisine. 

Sa pension d’invalidité était considérée comme une petite fortune dans ce milieu paysan et j’ai toujours entendu à ce sujet un discours ambivalent, comme si la cécité de Paul avait été, quelque part, une chance. On disait par ailleurs que c’est aussi à son statut d’aveugle de guerre que son fils, Robert, prisonnier en Prusse orientale durant la Seconde Guerre mondiale, devait d’avoir été libéré de manière anticipée en 1943, au titre des accords négociés avec l’Allemagne par un ministre de Vichy, Jérôme Carcopino : il aurait obtenu que les fils des mutilés de 14-18 bénéficient d’un traitement de faveur. J’ai toujours entendu dire dans la famille que c’est parce que Carcopino était lui-même aveugle de guerre – ce qui est manifestement faux. Et d’ailleurs, pourquoi se serait-il penché sur le sort des prisonniers, alors qu’il était secrétaire d’État à l’Éducation nationale et à la Jeunesse ? Je me demande d’où vient cette fable (d’une confusion avec un autre ministre ?), cette distorsion de la mémoire. 

À travers les souvenirs de mon père, l’image qui reste de Paul est paradoxalement joyeuse : celle d’un homme souriant, optimiste, qui ne se plaignait jamais de rien, qui chantait des chansons de soldats quand on les lui réclamait.
« Ce sont les poilus de l'Argonne,
Peuples, qui vont mourir pour vous !
Ils vont, sous le canon qui tonne,
Écraser la horde teutonne. »
Paul avait gardé sous la peau de sa main un petit bout de métal, qu’il faisait rituellement toucher à son petit-fils : un éclat d’obus qu’il avait refusé de se faire enlever, un souvenir incarné de Verdun.

Une anecdote m’a été racontée à maintes reprises et me fait toujours sourire. Quand il voulait se promener, Paul prenait mon père sur ses épaules et le petit garçon le guidait, en occitan peut-être : « à droite », « à gauche », « tout droit », « attention au fossé »… Un jour, un orage les a surpris loin du village. Mon père, qui devait avoir 5 ou 6 ans, a pris peur ; il a dégringolé des épaules de son grand-père et est rentré à la maison ventre à terre pour se mettre au sec, l’abandonnant sous la pluie battante. Bien sûr, les adultes sont vite partis à la recherche du vieil homme. Mon père a été sévèrement réprimandé et même menacé d’une grosse punition. « Pépé Paul » s’est alors insurgé, interdisant formellement qu’il soit puni. Il l’a consolé : il avait bien fait d’aller se mettre à l’abri, parce que c’était très dangereux de rester sous un orage. Aujourd’hui, cette phrase prononcée il y a une soixantaine d’années par un grand-père aimant à son petit-fils penaud sonne d’une façon dissonante. Évocation d’autres orages, ceux-là de mitraille et d’obus, orages de mort et de feu sous lesquels il était si dangereux de se retrouver.

Sophie Dulucq (@DulucqZolotaia)

NB : les liens ont été ajoutés a posteriori. L'image a été fournie par l'auteur.

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